vendredi 2 novembre 2012

Hopper dans toute sa splendeur (RFI)

C’est la première grande rétrospective française consacrée à Edward Hopper. L'un des plus grands peintres américains du 20ème siècle est honoré jusqu’au 28 janvier au musée du Grand Palais, avec l'exposition de 164 de ses œuvres.


Par Catherine Fruchon-Toussaint, RFI, 30 octobre 2012

Les Couleurs chez Hopper

Alain Cueff, historien d'art, auteur d’un essai sur Hopper, Entractes (Flammarion).
(01:17)

Pourquoi aujourd’hui cette exposition Hopper ?

Didier Ottinger, commissaire de l’exposition « Hopper » au Grand Palais
(05:06)

Hopper dans toute sa splendeur ! De ses années de formation à New York, en passant par ses débuts impressionnistes à Paris et sans oublier ses paysages de mer et de campagne, Edward Hopper est présenté dans cette exposition comme un artiste aux multiples palettes. Souvent associé à des scènes urbaines, sombres, inquiétantes où les personnages semblent écrasés par la solitude, le bruit ou encore des bâtiments imposants, Hopper est aussi le peintre de la lumière qu'il restitue avec son pinceau dans des toiles baignée de soleil avec des corps parfois dénudés et des couleurs vives. Pourtant, une mélancolie semble toujours traverser ses toiles. Est-ce que l'homme ressemblait à son travail ?

« Il y a évidemment une parenté entre le caractère de cet homme de peu de mots, très réservé, toujours sur son quant-à-soi, qui, selon des témoignages, a peu de goût pour les foules, et qui reste volontiers à l’écart, sans pour autant qu’on puisse dire que ce soit un solitaire volontaire, répond Alain Cueff, auteur d'un livre intitulé Hopper. Mais quand on voit son visage, et en particulier dans l’autoportrait qui est présenté ici, on reconnait bien ce calme, cette distance. Ce n’est pas de la froideur, c’est vraiment une distance marquée par rapport à la vision qu’il peut avoir des choses et de lui-même. Il me semble que, même physiquement, c’était un homme très grand, plus d’un mètre quatre-vingt dix, on peut retrouver des parentés, parfois dans une forme de longueur de sa peinture, parfois il semble d’avoir été affecté lui-même, et sa façon de donner une sorte de vie très tenue, même à des objets, à des architectures, me semble aussi très en phase avec sa personnalité. »

L'image d'une Amérique en pleine mutation

Hopper qui disait que toutes ses peintures parlaient de lui, projetait aussi sur ses toiles blanches l'image d'une Amérique en pleine mutation au milieu du 20ème siècle. Une Amérique à la fois ordinaire, mais avec une touche de fantastique, de mystère qui allait aussi inspirer les cinéastes de Hitchcock a Jim Jarmusch en passant par Wim Wenders lequel, d'ailleurs, a reproduit dans un film le fameux tableau de Hopper Nighthawks, qu'on peut voir au Grand Palais. Pourquoi cette peinture en particulier fascine-t-elle autant le monde entier ?

« Parce que c’est le tableau qui résume à peu près universellement la mythologie américaine, explique le commissaire de l'exposition Didier Ottinger. On pense à l’Amérique, on pense à ses bars marqués par le design très caractéristique des années 1950, cette espèce d’aérodynamisme qui caractérise le bar. On pense également à ces personnages qui sont les héros des films noirs américains, les bad boys, les bandits, les gangsters, les mafieux. C’est toute cette condensation d’imaginaire et cette stylisation extraordinaire qui donnent à ce tableau un statut vraiment d’archétype de ce que sont toutes nos fantasmatiques et toute notre imaginaire américain. »

mardi 30 octobre 2012

Edward & Jo Hopper: la couleur des sentiments (Paris Match)

Pendant quarante ans, Josephine, sa femme, aura été son unique modèle. Ensemble, ils ont peint leur époque.

Par Elisabeth Couturier - Paris Match - 22 octobre 2012


Edward Hopper a peint sa femme, Josephine, sous toutes les coutures. D’une toile à l’autre, elle endosse différents personnages. Habillée ou déshabillée, brune ou blonde, rajeunie ou vieillie, les traits ­réduits à l’essentiel, elle incarne plusieurs archétypes féminins : la pin-up, la secrétaire sexy, l’amante délaissée, la passante distraite, la cliente de bar esseulée… Différentes facettes de la femme moderne américaine. Dans sa jeunesse, Josephine voulait être comédienne et a pris des cours de théâtre. Elle aime se mettre dans la peau d’héroïnes anonymes, jouer, par exemple, une pimpante et pathétique danseuse nue (« Girlie Show », 1941), camper une rousse altière (« Summertime », 1943), interpréter la solitude d’une femme au petit matin (« Morning in a City », 1944), ou même interpréter un pompiste de station-service (« Gas », 1940). Elle tient toujours le premier rôle et partage rarement l’affiche. Mais rien de glorieux. Elle prête sa silhouette à Hopper qui se fiche de la ressemblance : il cherche seulement à capter une situation, un geste, une attitude. Et à inscrire ainsi, dans la lumière crue d’espaces souvent urbains, des personnages solitaires, isolés dans leurs pensées. Figuratives, ses toiles n’en sont pas moins de pures constructions mentales. Elles atteignent une dimension mythologique. C’est ainsi.


A Cape Elizabeth, dans le Maine, en 1927. Elle a 44 ans, lui 45. Comme chaque été, ils fuient la chaleur et la foule de New York, où ils vivent, pour les plages de la côte Est. (Edward and Jo Hopper, Cape Elizabeth, Maine, 1927. Black & white photograph print. The Arthayer R. Sanborn Hopper Collection Trust - 2005).
Hopper n'est pas programmé pour l'amour fou

Quand ils se sont mariés, en juillet 1924, Josephine, elle aussi peintre, a exigé d’être dorénavant son seul et unique modèle. ­Hopper a aussitôt accepté. Par gentillesse, par amour, peut-être aussi pour avoir la paix. Elle l’a parfois regretté, tant les séances étaient longues et inconfortables dans l’atelier mal chauffé : « Je dois tenir le coup », note-t-elle dans son journal tandis qu’elle pose pour « Hotel Room » en 1931, soulignant, non sans amertume, combien l’exercice l’oblige à laisser de côté son propre travail de peintre. Madame est jalouse et veut garder l’œil sur son mari. Hopper n’a pourtant rien d’un incorrigible séducteur. Avant elle, il était tombé amoureux seulement deux fois. En 1909, au cours d’un séjour à Paris, d’une jolie Anglaise qui étudiait la littérature française à la Sorbonne, puis, environ six ans plus tard, à New York, d’une Française émigrée, Jeanne Cheruy, qui lui avait offert un recueil de Verlaine, son poète préféré. Rien de bouleversant. Hopper n’est pas programmé pour l’amour fou. Seule la peinture l’intéresse vraiment. Et Jo l’a vite compris. En posant pour lui, elle reste dans son champ de vision, partage une complicité, se rend indispensable. En tant qu’artiste, elle croit à l’entraide entre deux créateurs. Elle ignore, au début, que ce qu’elle fera pour la carrière de Hopper elle ne le fera pas pour la sienne. Elle en éprouvera un vif ressentiment et lui mènera la vie dure.

A leur façon, Edward Hopper et Josephine Nivison forment un couple de légende. Un tandem électrique. Quel roman que leur vie ! Comme Francis Scott et Zelda Fitzgerald ou Marcel et Elise Jouhandeau, ils ont écrit une nouvelle page de l’amour vache. Un « je t’aime moi non plus » entre deux artistes dont l’un vampirise l’autre. Au moment de leur mariage, Josephine a 41 ans et Edward 42. Hopper n’a pas été très pressé de rompre sa solitude. Elle non plus. « Mais pourquoi m’as-tu épousée ? » lui demande-t-elle un jour, excédée par son mutisme. « Tu as les cheveux bouclés, tu parles français et tu es orpheline », lui répond-il. Comme déclaration d’amour, on fait mieux ! Leur association paraît contre nature tant ils sont différents. On ne peut imaginer plus grand contraste entre deux amants. Il mesure 1,98 mètre tandis qu’elle ne dépasse pas 1,55 mètre. Elle est ronde, vive, impétueuse, ­sociable et querelleuse. Il est maigre, ténébreux, silencieux et introverti. Ils se sont rencontrés l’été 1923 dans la ­colonie d’artistes qui se forme chaque année à ­Gloucester, au nord de Boston, autour de leur ancien professeur, Robert Henri. Elle aime lire, surtout la poésie française et Verlaine en particulier. Ils peignent, alors, côte à côte et continuent de se voir à New York. Il lui adresse des billets en français et des dessins explicites concernant l’attirance qu’il a pour elle. Elle commence à montrer ses toiles dans des expositions collectives et obtient un début de succès. Elle a dû se débrouiller pour payer ses études. Peut-être a-t-elle été ouvreuse dans un cinéma ou serveuse dans un bar pour joindre les deux bouts… Mariage tardif, mariage de raison.

Quelques moments de tendresse partagés : elle lui apprend à danser la valse et ils lisent à haute voix leurs poèmes préférés. Leurs relations intimes n’auront qu’un temps. Entre eux, les choses se passent ailleurs. Leurs échanges oscillent entre attentions et agacements mutuels. Très vite, Josephine a du mal à supporter l’humour sarcastique et parfois dévastateur d’Edward. Il n’est pas facile à vivre : ombrageux et taiseux, il cultive une certaine mélancolie et ne supporte pas grand-chose. Ils partagent le même petit atelier qui surplombe Washington Square, à New York. Un lieu fruste, sans toilettes ni frigo, mais doté d’une grande verrière. Il n’y a pas d’ascenseur et, pour alimenter le poêle, Hopper descend régulièrement les quatre étages à pied jusqu’à la cave. Pour se nourrir, ils ouvrent des boîtes de conserve. ­Josephine déteste s’occuper des tâches ménagères. Elle y est bien obligée. De ce côté-là, Hopper reste aux abonnés ­absents. Il veut qu’on le laisse tranquille. Et quand il peint, que ce soit dans ce studio ou, plus tard, dans la grande maison qu’ils feront construire face à la mer à Cape Cod, il trace au sol, à la craie, une ligne que Jo ne doit pas franchir. Dans cette ambiance tendue, d’innombrables et interminables disputes éclatent pour un oui ou pour un non.
Entre eux, le fossé se creuse. Il ne s'intéresse qu'à la peinture

Cultivant son flegme, Edward cherche d’abord à éviter l’orage, mais rien n’arrête Jo quand elle monte sur ses grands chevaux. Elle le provoque, l’insulte, et ils finissent par se battre. Elle peut le mordre jusqu’au sang ; en retour, il l’empoigne et la gifle. Elle a raconté, dans son journal, qu’un jour il l’a jetée contre une étagère et qu’elle s’est retrouvée couverte de bleus. Un épisode musclé de la guerre des sexes ! A l’occasion de leurs 25 ans de mariage, elle lui a décerné une médaille pour s’être distingué au combat ; de son côté, avec une ironie douce-amère, il a produit une sculpture symbolisant la violence domestique mutuelle. Outre certaines incompatibilités de caractère, un inexorable fossé s’est creusé entre eux, surtout parce que Hopper se détourne très vite de l’œuvre de sa femme. Et lorsqu’il peint un vrai portrait d’elle, le seul qu’il ait jamais réalisé, elle ne se reconnaît pas. Vacharde, elle écrit : « E. dit qu’il ne pense pas que ça me ressemble – mais il est tout simplement incapable de me peindre comme je suis, il n’en a pas le talent. » Dans son ouvrage « Edward Hopper. Entractes », édité chez Flammarion, l’historien d’art Alain Cueff analyse à la loupe les racines du désaccord profond qui, d’année en année, ­gangrène la vie commune des époux Hopper : « L’admiration pour l’œuvre de son mari se teinte d’une jalousie, un peu aigre dans un cas, généreuse dans l’autre… »

Se sentant exclue du processus créateur de son mari, ­Josephine tente d’y prendre part comme elle le peut, « donnant son avis sur les titres des œuvres, nommant les personnages et leur inventant un passé ». Elle peint elle-même avec de moins en moins de conviction, allant jusqu’à traiter ses toiles d’« enfants mort-nés ». Elle n’est pas, non plus, à une contradiction près, puisqu’elle passe le plus clair de son temps à tenir le minutieux journal de bord de la carrière de Hopper. Dès leur rencontre, elle croit en lui et consigne tout ce qui concerne son travail sur quatre grands registres de commerce. Elle décrit chaque toile avec précision, notant dans quelles circonstances elle a été exécutée, où elle a été exposée, etc. Elle tient aussi un cahier de comptes où sont inscrits les prix, les ventes, les acheteurs. Un document précieux, qui équivaut autant à un catalogue raisonné qu’au film d’une vie. Parallèlement, elle relate ses sentiments dans son journal intime. Seule l’historienne d’art Gail Levin peut aujourd’hui le consulter. Il nourrit la biographie en plusieurs volumes qu’elle a rédigée et qui dépeint Josephine comme victime d’un affreux macho. La réalité est plus nuancée. Hopper, certes, était un ours. Il traçait sa route et avait l’avantage de pouvoir se débarrasser de l’intendance sur sa femme. Mais son œuvre était déjà « cristallisée » lorsqu’ils se sont connus. Le décor était planté. La lumière, réglée. Et, quoi qu’elle en pense, Jo y a trouvé sa place.

Car, outre le fait que l’œuvre de Hopper décline, avec une grande économie de moyens, l’insoutenable solitude de l’homme dans la ville moderne, elle raconte aussi, en filigrane, le naufrage d’un couple. Si dans « Summer Evening » (1947) la conversation paraît encore possible, dans « Summer in a City » (1949) tout type d’échange semble avoir disparu. Le même thème de l’incommunicabilité revient plus tard avec « Hotel by a Railroad » (1952) ou « Excursion into Philosophy »(1959). Pourtant, avec l’âge, le tandem terrible finit par enterrer la hache de guerre. Les ressorts de leurs perpétuelles disputes ne fonctionnent plus. Une dernière toile signe la fin des hostilités. Elle les montre tous les deux en tenue de Pierrot et saluant les spectateurs. La représentation est terminée. Celle que la vie leur a fait jouer pendant plus de quarante ans et qu’ils ont mise en scène pour nous. Avec « Two Comedians », peinte en 1966, un an avant sa mort, Hopper fait tomber le clap de fin… tout en rendant hommage à sa femme.

Exposition : « Edward Hopper », au Grand Palais jusqu’au 28 janvier 2013. A lire : « Edward Hopper. Le ­dissident », par Claude-Henri ­Rocquet, éd. Ecriture.« Edward Hopper. « Entractes », par Alain Cueff, éd. Flammarion.Catalogue de l’exposition (texte du commissaire de celle-ci, Didier ­Ottinger), éd. RMN.Point final

dimanche 28 octobre 2012

Edward Hopper décrypté par Didier Ottinger... (Y a du monde à Paris - TV5 Monde)

Estelle Martin reçoit Didier Ottinger dans son émission "Y a du monde à Paris"

jeudi 25 octobre 2012

Hopper est-il vraiment un grand peintre ? (Le Figaro)

Par Adrien Goetz, le Figaro, le 25/10/2012

Ombres la nuit, 1921: un chef-d'œuvre. Crédits photo : Philadelphia museum of art/Grand Palais


Sa rétrospective  au Grand Palais, à Paris, fait l'unanimité : il est le grand peintre de l'Amérique. Pourtant, ses vrais chefs-d'œuvre, ce sont ses gravures.

En mugs, en magnets de réfrigérateurs et en petits carnets, il est très bon. Il est bien aussi pour les couvertures de Folio et du Livre de Poche, pour les magazines de cinéma et de psychologie: la librairie du Grand Palais n'y suffit plus. On attend à la caisse deux fois plus que d'habitude. C'est très suspect, un artiste à qui les produits dérivés réussissent aussi bien. D'autant que ce sont des produits plutôt intellectuels, des couvertures de romans qui donnent à penser, des magnets à prétentions métaphysiques, tellement plus chics que ces calendriers des postes et ces boîtes de chocolats qui ont fait tant de tort au merveilleux Renoir. Le doute vient aussitôt: Hopper est-il un grand peintre? Plairait-il autant s'il n'avait pas su donner la noblesse du grand format à d'astucieux dessins de story-boards, à des vignettes bien construites, parce qu'il a transformé en toiles mythiques des compositions qui auraient pu rester des couvertures de livres? Un bon imagier qui couvre comme il peut la surface de ses toiles avec de la peinture ?
Percée rectiligne

Didier Ottinger, le commissaire de l'exposition du Grand Palais, brillant chef d'orchestre de ce succès, a répondu par avance à ces objections, en accrochant avec Hopper le plus beau de tous les Degas, venu du Musée de Pau, et inspiré à l'artiste par son séjour américain, Un bureau de coton à la Nouvelle-Orléans, ou un Pissarro du Musée de Reims, L'Avenue de l'Opéra, comme si cette percée rectiligne débouchait nécessairement sur l'Hudson River. La volonté d'inscrire Hopper dans la grande histoire de la peinture est claire - mais ce Degas, Hopper, l'avait-il vraiment vu? Il le connaissait par le livre de Paul Jamot que Jo, la terrifiante femme de sa vie, lui avait offert en cadeau d'anniversaire de mariage en 1924.

Devant l'original de Degas, au Grand Palais, ce blanc lumineux, sorti des balles de coton ouvertes, fascine immédiatement. Comme si Degas, avec ce tableau de 1873 donnait par avance un cours de peinture à Hopper. Alain Cueff, dans son récent essai Edward Hopper entractes(Flammarion) réfléchit au «déjà-vu» qui hante les tableaux de Hopper. Il revient sur le séjour parisien de l'artiste. L'Américain, né un an après Picasso, n'a rien su des Demoiselles d'Avignon. En 1907, quand Picasso achève son tableau, Hopper est allé voir en galerie une sage exposition d'Albert Marquet, et il ne croise pas Gertrude Stein, que fréquente son ami Patrick Henry Bruce. Et de retour à New York, en 1910, il se lance dans le métier d'illustrateur. Alain Cueff parle de la «frustration et de la répugnance» dont Hopper a toujours témoigné à l'égard de ces travaux alimentaires. Il ajoute que cela est «loin de signifier qu'il n'en aurait rien appris».
Lamentation de l'illustrateur

L'illustrateur qui est avant tout un immense peintre, on nous a déjà fait le coup: avec Daumier, dans les années 1960, quand il était de bon goût de dire que ses peintures égalaient celles de Courbet et de Millet, et que les lithographies trop nombreuses montrant les petitesses du barreau et des locataires du dernier étage avaient masqué son vrai génie. L'opération a été tentée une seconde fois, vers 1980, avec Gustave Doré: ah, ces toiles du Musée de Strasbourg, quelle force! Tellement meilleur que dans les pages de sa Bible ou même de son Don Quichotte. Hopper illustrateur s'est beaucoup lamenté, mais c'est parce qu'on l'a forcé à illustrer des textes médiocres, des magazines idiots.

À l'exposition, la salle consacrée à ses gravures est une vraie révélation. Hopper a peu gravé, entre 1915 et 1928. Mais Le Voilier, Les Deux Pigeons, Ombres la nuit sont des chefs-d'œuvre. Parce qu'il invente des illustrations de livres qui n'existent pas. Alain Cueff explique qu'il s'est affranchi du «pré-texte». Hopper l'a dit clairement: «Ma peinture sembla se cristalliser quand je me mis à la gravure.» En découle, au Grand Palais, l'immense galerie où triomphent les célèbres tableaux - ceux qui donnent envie de raconter ces histoires manquantes, qu'on soit Alfred Hitchcock ou un touriste de passage.

Hopper est-il un si grand peintre que cela… aux yeux des Américains? Ne serait-il pas un de ces grands artistes américains à l'usage du public européen, un Américain pour les Français? Une sorte de Paul Auster de la peinture… Alain Cueff publie une anthologie de textes (RMN Éditions), Relire Hopper, volume idéal pour rêver d'Amérique et de solitude: on y trouve sans surprise quelques pages de «Moon Palace» de Paul Auster. Les grands Américains, pour les Américains, sont venus plus tard: Pollock, Rothko, voilà les génies! Dans Hopper, Ombre et lumière du mythe américain(Découvertes Gallimard), Didier Ottinger cite le critique et polémiste Clement Greenberg. Sortant d'une exposition en 1946, il éreinte celui en qui il voit un peintre qui ne sait faire que de la «photographie littéraire». Cela donne cette formule à méditer: «Hopper se trouve simplement être un mauvais peintre. Mais s'il était un meilleur peintre, il ne serait probablement pas un artiste à ce point supérieur.»

«Edward Hopper», Grand Palais, Paris VIIIe, jusqu'au 28 janvier.  

vendredi 12 octobre 2012

Journée spéciale Hopper sur Arte Dimanche 14 Octobre


Voir le mini-site ici et/ou télécharger le programme ici en .pdf

Mathieu Amalric et Hopper : “J'ai vécu avec "Sun in an empty room" pendant trois mois” (Télérama)

Entretien | Comme sept autres réalisateurs choisis par Arte, Mathieu Amalric s'est emparé d'une toile du maître américain, pour concevoir “Next to last (Automne 63)”, un court métrage à découvrir ici. Il retrace pour nous la genèse de son travail hanté. 

Par Frédéric Strauss, Télérama, Le 12/10/2012



A l'occasion de l'exposition rétrospective organisée par le Grand Palais à Paris, le réalisateur de “Tournée” signe, pour Arte, Next to Last (Automne 63), un court métrage dédié à un tableau d'Edward Hopper. Il nous raconte comment il a conçu cette plongée à la fois visuelle et sonore dans le monde d'un peintre qui le passionne. Un entretien en forme de post-scriptum à Next to Last (Automne 63), que nous vous présentons ici et qui sera le temps fort de la collection d'Arte « Hopper vu par... », diffusée dimanche 14 octobre sur Arte.

Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous pencher sur un tableau d'Hopper pour Arte ? Un amour personnel pour la peinture ?
J’aime la peinture d’une manière bordélique et farfelue. J’adore m’acheter des croûtes. Ce que j’aimais dans cette commande d'Arte, c’était la contrainte, un tout petit budget, cinq minutes maximum et le droit de tout faire. J’aurais pu imaginer une fiction, car c’est ça qui fascine dans les tableaux de Hopper, le fait de pouvoir immédiatement se raconter une histoire à partir de ce qu'il montre. Mais comme les autres réalisateurs de la collection d'Arte ont justement fait ça, j'ai pris une autre direction. J'ai choisi un tableau sans aucun personnage, ou plutôt un tableau dont Hopper avait effacé le personnage : Sun in an empty room.

Comment s'est passé la confrontation avec ce tableau, le moment de le regarder, de le filmer ?
Je n’étais pas sûr de pouvoir filmer l’original, alors on m'a donné une reproduction en taille réelle que j'ai accrochée en face de mon lit. On a vécu avec Sun in an empty room pendant trois mois, j'ai pu exercer mon regard ! Finalement, Didier Ottinger, le commissaire de l'exposition Hopper, a réussi à me mettre en contact avec les collectionneurs qui possèdent cette toile et je suis allé la filmer chez eux, près de Washington. Le maître de maison m’a donné des gants blancs pour que je l’aide à descendre le tableau du haut de la cheminée ! Et là, j'ai réalisé que les reproductions ne montrent pas la matière de la peinture de Hopper.

Vu en vrai, ça raconte autre chose, on sent la main. Et ça donne vraiment envie de filmer dans le tableau, de ne plus en sortir. J'ai quand même voulu montrer aussi l'arrière de la toile : il y a une étiquette où sont notés tous ses voyages, partout où il a été exposé, et il y a l'antivol ! En fait, j'ai eu envie de tout savoir sur ce tableau et sur le moment où il avait été peint. On croit qu’on connaît Hopper parce qu’on voit ce qu'il a fait partout, par exemple sur les livres de Richard Brautigan en 10/18. Il a été tellement utilisé qu'on a l'impression d'être tout de suite dans une relation familière avec lui. Mais il reste un mystère, c'est ça qui est intéressant.

Un mystère que vous avez voulu éclairer ?
J’ai surtout fait un travail d’historien. Sur Hopper, sur sa femme Jo, sur l’automne 1963, les événements de l'époque. Je n’ai rien écrit, tout ce qu'on entend dans mon film a été dit par Hopper et par sa femme, mais pas forcément au même moment, c'est comme un collage de citations. J'ai voulu que les voix semblent sorties d'un vieil enregistrement et la monteuse son a fait un travail extraordinaire : on dirait vraiment des archives, alors que c'est le cinéaste Frederick Wiseman qui fait la voix de Hopper. On entend aussi ce qui passait à la radio, là où il se trouvait. On sait que Hopper aimait beaucoup les lieder de Strauss alors j'en ai mis une version qu'il aurait pu écouter. La bande-son est devenue comme une compression de tout ce que j'ai pu lire sur Hopper.

C'est presque une scène de ménage qu'on entend !
Il y a quelque chose sur le couple dans les peintures de Hopper et ça m’intéressait aussi. On a essayé de créer un espace sonore, avec sa femme qui serait dans une autre pièce où elle écouterait la radio pour le perturber pendant qu'il peint. Toutes les phrases déplaisantes que Jo balance à Hopper, en le traitant notamment de gros porc, sont censées venir du journal intime de Jo. Mais une seule personne a vu ce journal, c'est l'historienne d'art Gail Levin, qui est détestée par beaucoup de spécialistes d'Hopper. C'est une affaire compliquée ! Et l'histoire du couple que formait Hopper et Jo l'est aussi.

Selon Gail Levin, toujours, Jo a écrit dans son journal qu'elle était vierge quand elle a rencontré Hopper, à 41 ans. Et elle était peintre, elle aussi. Et elle est devenue l'unique modèle de Hopper. Toutes les femmes qu'il peint, c'est elle ! Il lui a donné toutes les apparences. Mais dans le tableau que j'ai filmé, il a fini par réussir à se débarrasser d'elle, il l'a sortie du cadre ! Pendant qu'il peint Sun in an empty room, son ami Brian O'Doherty lui demande « Que cherches-tu ? », et Hopper répond : « Je me cherche moi. » Ça lève un voile sur ce qui l'anime vraiment, pour tous ses tableaux : il passe par cette politesse qu’est le réalisme pour aller vers des sentiments qui sont profonds, complexes là aussi et sans doute assez noirs, assez violents, souvent très sexuels.

Votre vision de la peinture d'Hopper a-t-elle changé avec la réalisation de ce film ?
Je n'ai plus une vision uniquement sentimentale de son travail. Au départ, pour moi, c'est un peintre qui bouleverse les gens. C’est un ami qui vous aide. En voyant ce qu'il peint, on se dit : « Je ne suis pas le seul à me sentir si seul, je ne suis pas le seul à ne pas avoir le courage de toucher le corps de la femme que je désire... » C'est assez miraculeux, cette manière qu'ont les toiles d'Hopper d'aller jusqu'à nous, d'entrer dans nos vies. Il attrape des moments qu'on a en soi. Mais il y a aussi une dimension purement plastique chez lui, quelque chose qui est uniquement tourné vers la forme. On a le sentiment qu'il parle de nous, alors que c'est d'abord un amoureux de la composition, de la lumière et des ombres. Il représente des lieux qui sont des constructions mentales. Il va vers l'abstrait.

Surtout dans le tableau que vous avez choisi.
Il y a toujours eu chez lui un conflit avec l’abstraction. De son vivant, il était considéré comme un illustrateur, un Norman Rockwell amélioré. Alors qu'il ouvrait la voie à ce qui allait devenir le Pop Art. Le critique Sam Hunter a dit que Hopper faisait des Rothko réalistes. On voit ça très bien, c'est vrai, dans Sun in an empty room. C'est à la fois simplement une pièce vide et beaucoup plus que ça. Les taches de lumières dessinent des formes géométriques assez audacieuses. La monteuse de mon film, Annette Dutertre, voyait dans ces deux taches de soleil deux stèles, comme si Hopper avait préparé deux tombes, la sienne et celle de sa femme.

Pour moi, ce mur était comme une toile de cinéma. C’est pour ça que j’ai mis des sons tirés des films que Hopper a vus pendant la période où il peignait ce tableau. Son univers me rappelle la chanson de Nougaro, « Sur l’écran noir de mes nuits blanches, moi je me fais du cinéma ». Mais il renforce le côté vase clos et aquarium du cinéma, il radicalise. Brian O'Doherty, qui était un ami du couple, leur parlait un jour des films de Bergman. Hopper répondit qu'il n'en était pas fou, mais qu'il avait très envie de voir un film français dont il avait entendu parler. C'était A bout de souffle de Godard ! Il était toujours du côté de la modernité.

jeudi 11 octobre 2012

Edward Hopper, peintre littéraire (Slate.fr)

Par Charlotte Pudlowski, Slate.fr, le 11/10/2012

Sur les toiles de Edward Hopper, dont le Grand Palais offre pour la première fois une rétrospective en France, partout: des livres. L'incarnation de ses sources d'inspiration et de la transfiguration du réel qu'il prône dans ses oeuvres.


Edward Hopper, Hotel Room, 1931. Huile sur toile 152,4 x 165,7 cm. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

Edward Hopper, avant de véritablement «percer», comme on ne disait sans doute pas à l’époque, a mis un peu de temps. On ne lui en veut pas, chacun va à son rythme. A l’été 1923 (il a alors 41 ans), quand il se rend dans un petit port de Nouvelle-Angleterre nommé Gloucester peindre des aquarelles, il n'a toujours pas acquis son style définitif. Hopper était un peu trop imprégné de tout ce qu’il avait appris de la peinture pendant ses séjours en France, et un peu trop éloigné de ce que l’Amérique attendait alors: un réalisme si vif qu’il avait donné lieu à une école appelée Ashcan –soit celle de la Poubelle– et un «américanisme» avéré.

Mais cet été-là, une transition s’opère. La série d’aquarelles, qui représentent des maisons, va permettre à Hopper d’acquérir la reconnaissance. «On y retrouve soudain tous les traits qu’avait promu l’Ashcan School», explique Didier Ottinger, directeur adjoint du Centre Georges-Pompidou et commissaire de l'exposition du Grand Palais. «Mais surtout, ces aquarelles font écho aux vers du poète américain Walt Whitman, qui prônait un intérêt pour ce que l’Amérique a de plus banal, de plus ordinaire, de plus anodin, de plus insignifiant peut-être.»

Plus que de peintres, Edward Hopper, disciple d’un poète, tire son esthétique de la littérature autant que de la peinture. D'ailleurs, certains titres de toiles s'inspirent de poésie, comme Soir bleu, tiré d'un vers de Rimbaud:

    «Par les soirs bleus d'été, j'irai dans les sentiers...»
Surtout, ses personnages lisent: Office at Night, Chair car, Hotel Lobby, Compartment C, Car 293, Second Story Sunlight, Room in New York... Partout l’intimité des mots sous les yeux des hommes et des femmes isolés dans les cadres du peintre.


Room in New York, 1932. Huile sur toile 74,4 x 93 cm.
Lincoln, University of Nebraska, Sheldon Memorial Art Gallery

Ces personnages lisent de tout.

Dans Excursion into Philosophy, ils lisent de la philosophie. Un homme assis au bord du lit, derrière lui une femme à moitié nue. Un livre ouvert. «La présence d’une femme dénudée incite les exégètes de l’œuvre à imaginer que le livre en question pourrait bien être Le Banquet, dans lequel Platon invite ses lecteurs à s’extraire du monde terrestre des plaisirs et des passions pour élever leur esprit jusqu’à la contemplation des idées pures», explique un communiqué de l’exposition.

Le Chemin de fer, un roman d'amour


Hotel Room, 1931. Huile sur toile 152,4 x 165,7 cm. Madrid, musée Thyssen-Bornemisza.

Dans Hotel Room, la femme assise dans une banale chambre d’hôtel, ses bagages à ses pieds, semble lire une lettre. On sait grâce à des notes laissées par l’épouse d’Hopper qu’elle lit en fait une notice de chemin de fer. C’est drôle, quand on songe que pour ce tableau, Hopper s’est inspiré de la Bethsabée de Rembrandt, qu’il est souvent allé voir au Louvre lors de ses séjours à Paris. La Bethsabée de Rembrandt, elle, épouse modèle, lisait la déclaration d’amour d’un homme qui n’était pas son mari –c'était le Roi David, pas mal non plus, mais cela promettait le mari de Bethsabée à une mort certaine.

«C’est bien la démarche de Hopper, de faire choir dans la réalité américaine, tout cet univers de l’olympe, de la grande pensée métaphorique, symbolique, de la culture occidentale, explique Didier Ottinger. On pourrait croire que c’est déprimant de passer d’une lettre du Roi David à l’annuaire des chemins de fer. Mais cet annuaire n’est pas ce qu’il semble être.»

Hopper, qui était un grand lecteur de littérature française, comptait parmi ses livres de chevet À La Recherche du temps perdu. Dans Un Amour de Swann, (récit de la passion douloureuse de Swann pour Odette), Swann attend Odette et se languit. Il fantasme alors sur l'indicateur de chemin de fer.

    «Dès que venait le jour où il était possible qu'elle revînt, il rouvrait l'indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre et, si elle s'était attardée, ceux qui lui restaient encore.»


Cet indicateur de chemin de fer est chez Hopper comme chez Proust, selon les mots de Proust, «le plus enivrant des romans d'amour».

La toile la plus célèbre de Hopper –pour avoir été suggérée comme fond d’écran par Apple pendant des années, à l’époque où il n’y avait que trois choix, et pour avoir été détournée et reprise d’innombrables fois au cinéma, dans la pop culture et même dans le dessin de presse– Nighthawks, est aussi probablement inspirée de la littérature –«la grande littérature», précise Didier Ottinger.





Nighthawks, 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. Chicago, The Art Institute of Chicago.

«Hopper a découvert une nouvelle d’Ernest Hemingway dans un magazine en 1927, raconte Didier Ottinger. Il en est tellement enthousiaste que lui, d’habitude si discret, qui ne se manifeste jamais publiquement, écrit au rédacteur en chef du journal pour lui communiquer sa joie de trouver enfin de la grande littérature américaine, débarrassée de tout sentimentalisme sirupeux.»

Cette nouvelle qu’il découvre dans le magazine Scribner's est intitulée Les Tueurs. En ouverture, il y a la description de tueurs qui se rendent dans une petite ville des Etats-Unis, pour assassiner l’un des personnages.
    «C’est l’une des sources possibles, mais elle est intéressante car elle montre l’ancrage de Hopper dans la littérature de son temps et sa découverte d’une esthétique qu’il applique à sa propre peinture.»

La littérature déborde des toiles de Hopper de manière figurée, cachée ou métaphorique. «C’était un grand lecteur, et à travers la représentation omniprésente des livres, Hopper fait l’apologie de la vie intérieure dans ses toiles», selon Didier Ottinger.

«Soulever le voile de laideur»

Reparlons de Proust. Dans Sur la lecture, l'écrivain joignait le peintre et l’écrivain dans leur rôle de passeur à travers leur oeuvre. «Ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre», écrivait celui qui suscitait l’admiration de Hopper et qui adorait lui-même la peinture.
    «Le suprême effort de l’écrivain comme de l’artiste n’aboutit qu’à soulever partiellement le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers.»
Puis l’écrivain comme l’artiste nous dit «“Apprends à voir”. Et à ce moment, il disparaît».

Pour Didier Ottinger, cette représentation des livres chez Hopper, est «une sorte de propagande pour la réflexion, l’imagination, la vie intérieure, l’extraction de la réalité au profit de la culture, des idées». Pour sa transfiguration onirique et pour le silence.

«Hotel Room» de Hopper, tableau mythologique, banal ou sublime (20 minutes)

PEINTURE - La toile du maître américain symbolise l'art du peintre à lui tout seul...
 
Par Benjamin Chapon, 20 minutes le 11/10/2012


Hotel Room synthétise les malentendus liés à l'œuvre de Hopper. On peut n'y voir qu'une scène sordide d'une femme pensive dans une chambre d'hôtel.

En réalité, Hopper s'inspire de Bethsabée au bain tenant la lettre de David de Rembrandt. « Hopper réinterprète cette scène de doute d'une femme qui reçoit une lettre d'amour et doit choisir entre rester fidèle à son mari et succomber aux avances du roi David, raconte Didier Ottinger. On voit là la dimension métaphorique et symbolique souvent oubliée des œuvres de Hopper. »

Du côté de chez Proust

Toutefois, cette dimension mythique d'Hotel Room est contrariée par un détail dévoilé par Hopper lui-même : la femme du tableau ne lit pas une lettre de son amant mais… des horaires de chemin de fer.

« Le chemin de fer représente la modernité et, en quelque sorte, la perversion d'une Amérique idéale selon Hopper, explique Didier Ottinger. On retombe dans la trivialité et le sordide. Mais il y a une troisième voie, une porte de sortie pour expliquer cette toile… »

Grand fan de Proust, Hopper pourrait avoir donné ce détail des horaires de chemins de fer en référence à La Recherche du temps perdu, où Swann, éperdument amoureux d'Odette, fantasme sur les horaires de trains par lesquels la jeune femme pourrait venir. « Proust écrit qu'il n'y avait pas de plus grand poème d'amour pour Swann que la lecture de ces horaires. »


Philippe Labro raconte Edward Hopper (Challenges.fr)

"J'ai toujours admiré les peintures d'Edward Hopper. Il nous montre la face cachée de l'Amérique, l'envers du décor, l'envers du rêve américain." 



Par Philippe Labro, Challenges.fr, le 11/10/2012

J'ai découvert Edward Hopper au milieu des années 1950, quand j'étais étudiant en Virginie. J'étais tombé par hasard sur une reproduction d'un de ses tableaux. Ce devait être Nighthawks (Les Rôdeurs de la nuit), sa toile la plus connue. Ca m'a frappé, puis je n'y ai plus pensé.

J'avais 18 ans, j'étais malléable, je me contentais d'accumuler les informations comme elles venaient, sans en faire le tri.

Avec la maturité, je me suis rendu compte de la lucidité de Hopper, de sa profondeur et de sa sensibilité. Il règne une grande mélancolie dans ses toiles. Il peint une Amérique révolue. Celle des bus Greyhound, celle des objets de forme arrondie dessinés par le designer Raymond Loewy, celle des de meures patriciennes d'inspiration néogothiques avec des tours à créneaux et des fenêtres en ogive, celle des buildings en style Art déco. L'architecture de Frank Lloyd Wright avant l'apparition des gratte-ciel en verre. Surtout, il révèle le vide américain, le dépouillement, l'inquiétude, la froideur, le côté impersonnel et déshumanisé des grandes entreprises.

Une face sombre de l'Amérique que j'ai peu abordée dans mes deux romans inspirés de mon expérience américaine. J'ai plutôt décrit une Amérique insouciante et candide, celle de Norman Rockwell, les enfants blonds qui courent dans les jardins, les bouteilles de lait sur le paillasson, le barbecue du week-end avec les voisins, l'Amérique positive qui dit "Good morning" avec un grand sourire. . . L'Amérique, c'est d'abord les grands espaces, a land of opportunity, la terre de liberté. C'est ce rêve américain qu'ont recherché des générations d'immigrés en débarquant sur Ellis Island. A New York comme dans d'autres grandes métropoles américaines, on est électrisé par l'énergie, le courant qui traverse les rues, les avenues. Mais l'espace urbain, carré, angulaire, rude, n'en reste pas moins oppressant, on a besoin de respirer.

Derrière le mythe américain, derrière les paysages de carte postale, derrière la course effrénée au bonheur, à la réussite sociale, il existe une face cachée, celle de l'ennui, l'angoisse du vide, le néant. Ces sensations, je les ai ressenties comme tout le monde. Quand vous arrivez gamin avec une valise, deux adresses et une lettre qui vous engage comme étudiant sur un campus, la vie n'est pas toujours un lit de roses, vous faites face à une réalité qui n'a rien à voir avec ce trompeur "rêve américain".

Je trouve les personnages de Hopper fascinants, justes. Ce peintre avait lu Freud et Jung, et disait que "tout art est une exploration du subconscient". Ses personnages, il les a pensés, analysés, décortiqués. On les sent passifs, dominés, on ne sait pas par quoi, mais on devine une sorte de fatalité, une chape de plomb qui pèse sur leurs épaules. Ils ne sourient jamais, semblent déminéralisés. Avec des expressions souvent mystérieuses, figées. Ils sont en attente de leur destin, ensemble mais lointains. C'est ce que le sociologue David Riesman appelait The Lonely Crowd.

La foule solitaire. Ce sentiment est prégnant dans un des derniers tableaux d'Hopper, People in the Sun. Il y a un soleil aveuglant, mais on imagine que c'est l'hiver, car les personnages sont chaudement vêtus. On voit, allongés sur des transats, des hommes et femmes d'âge mûr tournés vers la même direction, qui n'échangent pas un regard, pas un mot. Hopper, c'est le peintre de l'incommunicabilité. "Je crois que l'humain m'est étranger", disait-il. Il est vrai qu'à la notable exception de son autoportrait il ne peint jamais de gros plans.

Ses personnages sont des silhouettes. Les visages sont comme des masques, des statues. Hopper, qui a vécu toute sa vie au côté de sa femme Josephine et des décennies dans le même atelier de New York, était un introverti, presque un puritain. Il s'intéressait à la psychologie, mais n'a jamais voulu mener un travail d'introspection sur sa peinture. "Tout ce que je veux, c'est peindre la lumière, sur l'angle d'un mur, sur un toit", disait-il.

En même temps, ses oeuvres dégagent une forte charge érotique. Un désir latent, contenu, une interrogation. Dans le tableau Morning Sun, une femme entre deux âges, assise sur son lit en déshabillé, fixe l'horizon à travers la fenêtre dans une lumière aveuglante. Elle n'est plus sexy, mais elle a encore du charme. Surtout, que regarde-t-elle? A quoi pense-t-elle? Pourquoi est-elle seule sur ce lit? Dans New York Office, ils sont deux, mais semblent étrangers l'un à l'autre. Un cadre, un salary man, assis à son bureau et derrière lui une assistante, une office lady, debout, qui recherche un dossier dans un tiroir. Ni l'une ni l'autre n'ont l'air épanoui. La femme, aux formes généreuses, est tournée vers l'homme. Elle est là comme une offrande, mais il ne semble pas la voir. Malgré cette difficulté relationnelle, on pressent l'amorce d'un désir, peut-être même le début d'une relation, qui, probablement, ne sera pas satisfaisante.

Dans Summer Evening, il y a davantage d'espoir. Un jeune couple discute dans la pénombre, accoudé à une balustrade. On sent la moiteur, la torpeur de l'été. La tille est fraîchement vêtue. Lui, porte un tee-shirt moulant qui fait jaillir ses muscles. Il ressemble à Marlon Brando dans Un tramway nommé Désir. Il y a du sexe dans l'air. Mais, pour une fois, il pourrait être heureux.

Le lien avec le cinéma transparaît dans l'oeuvre de Hopper. Le cinéma l'a influencé, et lui-même a influencé le cinéma. Le tableau House by the Railroad, une grande maison mansardée et inquiétante, attenante à une voie ferrée, a servi de modèle à Hitchcock pour Psychose.

Ce n'est pas tout: George Roy Hill, l'auteur de L'Arnaque, Wim Wenders dans presque tous ses films, Jim Jarmusch, David Lynch et même Antonioni se sont inspirés du monde de Hopper. Les décors de la trilogie du Parrain de Coppola, les rouges, les obscurs, le vert foncé des lampes dans les bars, l'acajou, tout ça, c'est du Hopper. D'ailleurs le peintre ne s'en cachait pas. C'était un grand cinéphile. "Quand je n'ai pas envie de peindre, je vais au cinéma pendant une semaine ou plus", disait-il. La gravure Night Shadows, où l'on voit, de haut, un homme minuscule marcher dans une jungle urbaine déserte, fait penser aux films de Howard Hawks ou de Raoul Walsh. C'est du roman noir, du polar, du film noir.

Hopper était un fan de littérature policière. Son livre préféré: La Moisson rouge, de Dashiell Hammett. Je suis fasciné par Night Windows qui montre, de l'extérieur, une vue d'appartement. On retrouve, là encore, Hitchcock. Le peintre nous installe en position de voyeur, comme dans Fenêtre sur cour. On voit la moquette verte, un bout de radiateur, un bout de lit, la croupe d'une femme qui se penche sur quelque chose et le rideau blanc qu'emporte le souffle du vent. Ce tableau peut s'apparenter à une "photo", un instant d'intimité volé. Des moments brefs que Hopper a sans doute entrevus à New York, quand il prenait le métro aérien.

Et puis il y a Nighthawks. L'oeuvre la plus reproduite de Hopper: posters, cartes postales, fonds d'écran. . . Je l'ai vue à de nombreuses reprises à l'Art Institute of Chicago, et suis heureux que le public français ait l'occasion de la contempler au Grand Palais, car l'original est remarquable. On est face au tableau et on se croit dans un décor de cinéma, une rue reconstituée. En arrière-plan, il pourrait y avoir une grue, des projecteurs, une armada de techniciens. On ne serait pas plus surpris que ça si à un moment donné on entendait un metteur en scène crier "cut!". Comme dans La Rose pourpre du Caire de Woody Allen, on imagine les personnages "s'extraire" de la toile. C'est tout le génie de Hopper.

Il nous raconte une histoire et le spectateur se l'approprie. Face à Nighthawks, chacun se fait son film, se projette, bâtit son scénario, imagine les personnages, ce qu'ils faisaient avant de s'attabler au comptoir, ce qu'ils feront ensuite. Je verrais bien Humphrey Bogart avec un flingue dans la poche de son Burberry blanc, suivi d'une Lauren Bacall aux hanches ondoyantes.

Le "délire" le plus abouti dans ce genre, Philippe Besson l'a mené avec son livre, L'Arrière-saison. Dans un café du cap Cod, sur la côte Est, Besson donne vie aux quatre personnages de Nighthawks et imagine les destins croisés de Louise, Norman, son amant actuel, Stephen, son ex, et Ben le serveur, son confident. C'est bien fait, habile. Hopper disait que "le tableau n'a pas à raconter plus que cela". Il ajoutait : "J'espère qu'il ne racontera pas quelque anecdote, car aucune n'est intentionnelle." Est-ce l'humilité, la modestie du grand artiste?

En tout cas, les livres, documentaires ou expositions qui lui sont consacrés apportent un démenti cinglant à sa déclaration. Aucune "intention narrative", Hopper? Allons! En vérité, il avait un solide sens de l'humour. Pour preuve son dernier tableau, Two Comedians. Peint en 1966, un an avant sa mort, on y voit, après la représentation, un couple de comédiens de blanc vêtus se tenant par la main et saluant le public. Un chef-d'oeuvre d'autodérision. Dans l'univers de Hopper, c'est la première fois que deux personnes se tiennent par la main et expriment un sentiment. D'évidence, le couple, c'est lui, Edward, et sa femme, Josephine. Ils portent des masques, car la vie est une comédie. Les acteurs entrent et sortent, comme dans la phrase de Shakespeare. Et là, c'est game over. Salut, on s'en va, on a bien rigolé. "Bien rigolé"? Non, pas vraiment!

Philippe Labro